jeudi 13 novembre 2014

170


journée des tuiles
Mes parents ayant quitté le dîner avant la fin et moi étant seul à la fenêtre de la Salle à manger, ou plutôt la fenêtre d'une chambre donnant sur la grande Rue je vis une vieille femme qui tenant à la main ses vieux souliers criait de toutes ses forces : Je me révorte !
je me révorte !
Elle allait de la place Grenette à la grand Rue. Je la vis en R venant de R'. Le ridicule de cette révolte d'une vieille femme contre un Régiment me frappa beaucoup.
Le soir même mon grand père me conta la mort de Pyrrus. Mais bientôt après, je pensais encore à la vieille femme,  quand je fus distrait par un spectacle tragique en S et S'.
Un ouvrier chapelier blessé dans le dos d'un coup de baïonnette à ce qu'on dit marchait avec beaucoup de peine soutenu par deux hommes sur les épaules desquels il avait les bras posés
il était sans habit, sa chemise et son pantalon de nankin ou blanc étaient remplis de sang, je le vois encore, la blessure d'où le sang sortait abondamment était au bas du dos, à peu près vis à vis le nombril
on le faisait marcher avec peine pour gagner sa chambre située au 6e étage de la maison Périer, et en y arrivant il mourut.
Mes parents me grondaient et m'éloignaient de la fenêtre de la chambre de mon grand-père pour que je ne visse pas ce spectacle d'horreur, mais je revenais toujours, cette fenêtre appartenait à un premier étage fort bas
je revis ce malheureux à tous les étages de l'escalier de la Maison Périer, escalier éclairé par de grandes fenêtres donnant sur la place
ce souvenir comme il est naturel est le plus net qui me soit resté de ces temps là.
(Stendhal, Vie de Henri Brulard)