mercredi 12 novembre 2014

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peut-être
La modernité avait donc triomphé, et nous ne le savions pas.
La passion mise tout au long du 19e siècle à arracher le messianisme de sa condition chrétienne, à réinventer une religion civique délivrée du dogme, une politique émancipatrice extérieure à l'ancien salut
cet effort inouï des poètes (Lamartine, Hugo, Vigny, Nerval), des historiens (Michelet, Quinet), des philosophes (Fichte, Schelling, Hegel, Saint-Simon, Comte), des romanciers (Hugo encore, Zola) et de celui qu'on a jamais su classer, Karl Marx, pour vectoriser de nouveau le sujet par un sens, par une direction libérée de l'ancienne eschatologie
tout ce que nos maîtres nous avaient enseigné comme périmé par excellence, ces Grands Récits morts, au mieux désuets quand ils avaient fermenté chez des chercheurs solitaires, au pis criminels sous les atours étatiques du Progrès ou de la Révolution
tout cela aurait pourtant opéré une percée jusqu'à nous, une seule, en ce point précis - un Poème unique qui allait traverser le XXe siècle comme une gemme enfouie, et se révéler enfin, au siècle souvent, comme la défense étrangement réussie d'une époque ensevelie sous nos désabusements.
Le Coup de dés comme cristallisation christique du Hasard.
Comme Christhal de néant.
Comme ce qui fait, non plus de l'être, mais du peut-être, la tâche première, et à venir, des penseurs et des poètes.
Et le foyer de cette révolution intime du sujet, par laquelle de siècles ardents communiquent de nouveau avec nous, il l'aurait justement repris à ce signe -
à ce trait d'union emprunté par le français à l'hébreu, aux alentours de 1540
celui même qui, dans une déclaration fameuse de Mallarmé, paraît être cité par un autre tiret, et annoncer dés 1894, par une amusante équivoque du sens, la fonction future du simple trait :

      A quoi sert cela -
      A un jeu.
      ("La Musique et les lettres")

Oui, à quoi sert cela - le trait que je vous montre, et non le tiret que vous prenez pour une ponctuation -, à quoi, sinon à donner du jeu au vitrail de nos oeuvres ?

(Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène - Un déchiffrage du Coup de dés de Mallarmé,
conclusion (extrait), p 205, Fayard, 2013)