Stendhal, le visuel, et l'histoire de la peinture en Italie (1998)
(début)
(début)
Introduction
Cette étude est composée de deux thèmes qui s'entrecroisent. Le premier est un commentaire de l'Histoire de la Peinture en ltalie, l'oeuvre principale consacrée par Stendhal aux arts visuels. Le second poursuit le premier et l'augmente. C'est une réflexion générale de la pensée visuelle de Stendhal.
Avec la notion de visuel nous tentons d'exprimer la spécificité et la force de l'esthétique, dans tous les sens du terme (et ils sont nombreux), élaborée par Stendhal au fur et à mesure de la production de ses écrits.
Considérations générales
Stendhal a travaillé en parallèle l'élaboration de son oeuvre littéraire et une pensée sur les conditions de l'élaboration artistique en général. Cette dernière n'a jamais constitué un but en elle même. Son aboutissement, y compris dans les pamphlets romantiques édités, se situait dans l'oeuvre littéraire achevée, et lue. Tout le produit de connaissances, d'idées, d'expériences et de sensations qui forment la réflexion esthétique chez Stendhal était dirigé dans l'intention d'une forme écrite qui en effectuerait la synthèse. Et par la volonté de l'auteur d'assurer à son oeuvre une exactitude, un naturel, comme conditions de sa postérité future, comme art d'être lu.
Il peut donc paraître arbitraire, à première vue, de séparer et de considérer isolément, des positions critiques que leur auteur s'était donné avant tout (sans doute dès avant la rédaction effective de la Filosofia Nova) comme préparation à l'acte d'écrire et expression de la méthode de son oeuvre, puis comme démonstration intégrée, livrée à ses contemporains par son résultat public, d'une manière véritablement actuelle d'écrire, également vraie pour la suite des événements.
Cette étude n'invente pas la forme théorique spécifique que Stendhal a toujours refusé à son esthétique. Mais en lisant son oeuvre "totalement" (ainsi qu'il le souhaitait), on ne peut qu'apercevoir une symbiose de réflexions sur l'art et de création artistique. Tout est fondu et enchaîné en une forme littéraire unique en son genre.
C'est cette relation, et sa constance, qu'il faut questionner. Car, pour son auteur, c'est une idée fixe.
Les romans de Stendhal peuvent se lire comme programmes, comme démonstration d'intentions. Dans cette forme "libre" du roman passe en effet l'essentiel de son esthétique, expression d'un beau actuel, intitulé "beau idéal moderne" dans l'Histoire de la Peinture en Italie.
Les héros de Stendhal agissent selon les idées artistiques de leur auteur.
C'est leur propre situation dans l'époque, leur habitude, leur manière d'agir, leur "chronique," que les lecteurs contemporains voyaient dans ses livres. Stendhal leur fait voir une fiction quasiment identique à leur réalité. Le "raisonnement par les faits", prôné dès ses premières pensées, ainsi que l'acte qui consiste à "voir dans son propre coeur", sont constamment exposés par une narration qui, de manière logique, montre l'infinité et l'intimité des liaisons des circonstances et des passions. Ces circonstances sont des faits que le lecteur du temps, lui même actuel, ne pouvait manquer de connaître : ce sont bien "les siennes". Et ces passions sont celles que le lecteur trouvait en lui-même, et trouve encore en lui-même en 2016.
La tendance au vrai, aux faits vrais, dans la manière de voir et de penser de Stendhal, est juste intelligence en situation, elle n'est pas le signe d'un tempérament dédaigneux des profondeurs philosophiques. Dans sa préface de l'édition de 1814 des Vies de Haydn, Mozart et Métastase, Stendhal explique qu'il a
"(...) cherché à analyser le sentiment que nous avons en France pour la musique. Une première difficulté, c'est que les sensations que nous devons à cet art enchanteur sont extrêmement difficiles à rappeler par des paroles. Je me suis aperçu que, pour donner quelque agrément à l'analyse philosophique que j'avais entreprise, il fallait écrire les Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase." (Stendhal, Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, Editions d'aujourd'hui, 1978, p 2.)
Dans cette citation, on pourrait changer "musique" en "peinture" et "Haydn, Mozart et Métastase" en "Léonard, Michel-Ange et Le Corrège": le parti pris est le même dans l'Histoire de la Peinture en ltalie. Stendhal ne renie pas le caractère "philosophique" de ses idées. Il choisit de les faire voir concrètement, d'une manière particularisée à une autre, dès son premier livre.
Moise, comme essai de Freud, montre le fondateur de la psychanalyse dirigeant son attention sur une sculpture :
"Ce que nous voyons en lui n'est pas le début d'une action violente, mais les restes d'une émotion qui s'éteint." (Freud, Essais de psychanalyse appliquée, coll. Idées Nrf, p 31.)
"Moïse, comme législateur des hébreux, régit toujours son peuple. Moïse, comme sculpture, " (...) eut une influence immense sur l'art (...) Michel-Ange a été au niveau de son sujet" (Stendhal, Histoire de ta peinture en Italie, éd. Victor Del Litto, Editions Folio, (référence abrégée en HP dans la suite du texte), p 426.)
Tout cela tient à Moise, le personnage "existant".
C'est aussi parce qu'il a jeté les yeux sur les systèmes abstraits de Burke ou de Kant que Henri Beyle en revient toujours au concret de son époque. A contrario, l'Idéologie le séduit dans la mesure où elle relie l'acte de penser et l'acte d'agir. Dans son Histoire de la Peinture en ltalie, Stendhal montre qu'à la Renaissance la peinture a donné
"tous les genres de beautés compatibles avec la civilisation du XVIe siècle" (HP p 67) .
L'état général de la civilisation et l'aspect des arts sont chez lui cohérents; les "vertus" sont comme une colle: " il n'y a pas de beauté sans les vertus sociales ... " (HP p 105).
Selon le même mouvement, un individu pense avec son temps et agit dans son époque, sinon il est à côté de la plaque. La beauté dans une nation joue un peu le rôle du coeur dans un individu. Le beau idéal moderne de Stendhal, nous le verrons, n'est pas si idéal que cela: il est expression de l'homme et de son milieu. Mais si le bonheur est rare, fugitif, le beau de Stendhal a néanmoins certainement un caractère non ordinaire: il y a bonheur possible dans chaque contexte, en même temps que lui.
De ce fait, tenter de comprendre ce qu'il veut dire quand il dit voir, c'est aussi réfléchir en entier le comportement de Stendhal, l'individu en situation, sous forme esthétique. Et interroger le mécanisme de la liaison de la réflexion esthétique et de l'actualité, du il y a.
Si chez l'Abbé du Bos, ainsi le remarquait A. Lombard en 1913,
"l'esthétique littéraire est liée non seulement à l'esthétique générale, mais à la science de l'homme et à la société",
ce que fait Stendhal tend à se passer des mots "esthétique", "esthétiques générales", "sciences de l'homme" et "société".
C'est une machinerie des sensations et des choses comme elles sont, en direct, pourrait-on dire. Le mot écrit est la forme et de la chose et de sa pensée et de sa sensation, il désigne l'acte qui unifie tout cela.
Cette étrange lucidité simplificatrice est l'apport principal de Henri Beyle à la manière habituelle de penser l'esthétique philosophiquement, ou du moins toujours en référence à des notions philosophiques. Elle dérange l'édifice théorique conforme qui s'est développé avant et après elle.
La réflexion de Stendhal est bien une réflexion esthétique dans la mesure où elle se fonde, ainsi que le fait au milieu du XVIIIe siècle son premier promoteur philosophe, Baumgarten, sur la reconnaissance du sensible comme d'une forme de connaissance à part entière, aussi performante que la réflexion en idée et parfois seul mode d'approche possible de certains objets. Et elle l'est encore par la recherche incessante du Beau, ou la caractérisation des genres esthétiques qu'elle effectue. Mais réfléchir l'esthétique de Stendhal en tentant de comprendre ce qu'il veut dire quand il dit "voir" ne peut pas consister à la mettre en perspective dans l'Histoire de l'Esthétique.
Stendhal diverge quant à l'utilité de l'abstraction, c'est-à-dire d'une quantité de valeurs communes valant uniformément pour tous.
La comprendre consiste plutôt à prendre la mesure des conséquences infinies découlant de cette articulation, immédiate et élémentaire, à l'apparence presque anodine, du fait d'existence ordinaire dans sa compréhension esthétique immédiate.
A l'impénétrabilité fatale d'un texte théorique (il se moque de la manière d'écrire de Kant), Stendhal oppose un texte qui,
"idéalement, ne serait que son propre présent ou sa propre actualité" (Michel Crouzet, Le Naturel, la grâce et te réel, Flammarion, p 55.)
Il voit relativement à la "vérité" de son moment :
"Je cherche à voir ici dans la nature les vérités données par la théorie." (Stendhal, Pensées, op.cit., p 131)
Rien ne se produit d'autre que ce qu'il a vu, ou aurait pu voir, un jour.
Or, dans l'esthétique générale telle qu'elle s'est écrite jusqu'à lui, ce qui est vu est raisonné. La raison dirige le jugement de goût. Les règles
"... sont fondées sur la somme du goût de tous les hommes, leur principe se refuse à favoriser le degré d'originalité inhérent à chaque talent" (HP, p 9).
Les maximes vont à l'inverse de l'expression du beau, elles produisent l'imitation servile et fixent le goût commun. Il est impossible de voir avec elles. La beauté passe sans être aperçue. Or le beau aide le bonheur. Pour Stendhal, l'art n'est pas divertissement, c'est une manière de voir le monde. Et presque, selon l'échelle de vision dans laquelle sa méthode se situe, de le disposer selon sa vision.
C'est par une forme d'attention supérieure, comme porté par le fait accompli de son existence, et peut être sans y songer vraiment, que Stendhal renverse la vision restrictive que nous nous faisons des faits artistiques. Depuis notre position réelle, l'art n'est plus effet de lointain, éloignement passager du prosaïque. Il est au premier plan. Machiniste du visible, il le fabrique.
(à suivre)